Neons burning...

Publié le par René-Pierre Samary

Nouvel extrait de Bye Bye Blackbird, roman socio-sentimental de René-Pierre Samary paru aux éditions Edilivre, disponible chez Amazon et dans toutes les bonnes librairies (je sais, le prix est exorbitant, mais qui sait, cela deviendra peut-être un objet de collection, compte tenu de la modestie du tirage).

Où Samia voit s'éloigner la possibilité d'une liaison physique avec une colombienne ; où Frédéric, triste et solitaire au Brésil, lance ses filets à morues dans la région toulousaine ; où les conseils de Dolores portent leurs fruits, grâce à une chanson des Dire Straits.

Sans doute doit-elle se rendre à l’évidence : avec Dolores, elle restera probablement sur sa faim. Jusqu’où peut-elle aller ? L’aveu ? Envisagé, et rejeté, car trop risqué. Rester dans le non-dit, le sous-entendu, l’ambiguïté, guetter l’ouverture, est sans doute la seule tactique envisageable, mais il ne faut pas trop y croire. Une fois, leurs doigts se sont joints sur la nappe poisseuse, en prenant la salière. Samia a maintenu le contact et lui a doucement caressé la paume en retirant sa main. Dolores a d’abord ri, de son beau rire grave, puis a repris son sérieux en voyant l’air avec lequel la regardait Samia, qui mettait dans son sourire tous les sous-entendus possibles. Le message n'est pas passé. Dolores est à cent lieues d’imaginer que deux femmes puissent être davantage que de simples amies. Sa culture bourgeoise l’en empêche sans doute. Samia s’est masturbée, profitant de ce qu’elle était seule dans sa chambre, en pensant à son corps chaud, à sa chevelure pleine d’odeurs sensuelles, à son sexe humide, à ses seins.

Elle lui a raconté sa liaison avec moi, ses espoirs et ses déceptions. Dolores a été catégorique. Elle doit se montrer soumise. C’est le meilleur atout des femmes : être patiente, ne pas discuter, ne pas faire de reproches. Si je suis encore amoureux d’elle, je finirai par la reprendre. Si je ne le suis pas, il faudra encontrar a otro novio.

- Les hommes pensent que nous sommes des êtres faibles, des victimes, insiste Dolores tandis qu’elles se dirigent vers l’OfiCenter. Il faut se faire plaindre, leur dire qu’on est triste sans eux. Écris à ton ami de cette façon, je suis sûre qu’il sera sensible.

Dolores lui tient sans doute le bras, comme le font normalement de bonnes amies. Parfois, elle lui fait sentir d’une pression furtive qu’elle est de cœur avec elle. Samia lui a raconté sa vie solitaire, son goût de l’indépendance, sa crainte de l’avenir, tout en songeant que sans doute rien n’y fera. Ce serait même plutôt le contraire, s’agace-t-elle intérieurement, avec l’impression confuse de ce que l’approfondissement de leur relation amicale fait reculer l’espoir ténu d’une relation sexuelle ; que le seul moyen d’atteindre son but, en fait, l’en éloigne.

- Je n’ai été amoureuse que deux fois. La première fois c’était il y a dix ans. C’était quelqu’un de raffiné, il était professeur d’histoire. On a vécu ensemble et puis on a dû se séparer. Je ne l’ai jamais oublié, explique Samia en changeant ce qu’il faut.

- Mais pourquoi ?

Un groupe d’étudiants les oblige à se séparer. Samia trouve sa réponse, qui mélange époques et personnages.

- Je voulais un enfant, il n’en voulait pas.

- Tu as eu raison de ne pas rester avec lui. Un bébé, c’est la seule vraie preuve d’amour, convient Dolores, dont le mari « remettait sans cesse à plus tard ».

Francis le sourd m’a conseillé de faire un crochet par Alter de Chao. Le village se situe au confluent de l’Amazone et du Rio Tapajos : un point de départ pour de belles excursions en forêt. Je n’envisage pas d’en faire. Un rhume, attrapé sur le bateau, s’est ajouté à la fatigue du voyage. Je me sens usé, sans désir.

Je suis l’unique client d’un hôtel que le sourd m’a conseillé, établissement si discret que j’ai erré longtemps dans les rues sablonneuses avant de le dénicher. La patronne m’entoure des soins réservés à la convalescence d’un grand malade. Les trois repas de la pension complète nous rassemblent à heures régulières. Je supporte vaillamment ses gentillesses commerciales puis retourne dans ma chambre, l’esprit vide. Vers la fin de l’après-midi, je descends jusqu’au fleuve par les chemins au sol raviné. Je marche un peu au bord de l’eau. Je me pose sur un banc. Des barques font la navette entre la rive et l’île appréciée des baigneurs. J’observe les jeunes gens. Cinq jours passent ainsi, à me féliciter faussement de l’absence de tout moyen de communication avec l’extérieur. De plus en plus, il me semble que je ne suis venu au Brésil que pour passer son temps sur le net. Je déplore l’image que je me donne à moi-même : celle d’un solitaire au bout du rouleau, qui à l’instar du vieux capitaine de Conrad ne va pas réussir à finir en beauté, mais dans le désespoir et l’échec.

De retour à Santarem et sitôt après avoir posé son sac à l’hôtel, je me rends à la Cyberbase. Les postulantes habitant en région toulousaine m’attendent.

Celle-ci est « grande, sentimentale, attentionnée, sensuelle, et rêve d’un Prince Charmant qui viendrat la réveillée d’un baisé ». Une femme de valeur, pétillante et branchée, d’un bon milieu, aime le ski… Sur l’Île de la Réunion, Anastasia cherche une relation sérieuse, et attend un homme qui l’accompagne dans les petits bonheurs, et sache l’épauler dans les peines. « Trojolie 602 », dont la passion est la lecture, écrit : « Mon caractère je suis cool, je me prend pas la tête mais par contre faut pas maggaçais, J’aime les gens honnète sincère et Fidels ». D’autres se peignent comme intelligentes, douces, sociables, d’un bon tempérament. Elles détestent le mensonge et l’hypocrisie. Elles prient les aventuriers de passer leur chemin.

Une photo retient mon attention. La personne fixe l’objectif avec une ébauche de sourire sur des lèvres ourlées. Elle a de longs cheveux noirs ondulés rejetés en arrière, dégageant un front haut. L’arc nettement dessiné de ses sourcils fournis, les lignes de son visage, expriment un charme naturel, comme inconscient. Catalane ? Andalouse ? Basque ? Avec des ascendances berbères ? Elle n’a pas jugé bon de prendre un pseudonyme ridicule. Son prénom, Fanny, était accompagné du numéro 82. Il y a au moins quatre-vingt-deux « Fanny » sur OnlyYou. Combien de milliers, de dizaine de milliers, de cœurs en rade, sur un site pour célibataires ? On monte dans le train des plaisirs sans trop se soucier de sa destination et l’on se retrouve plus tard dans le sombre entrepôt des désillusions sentimentales et des frustrations sexuelles. J’envoie un message à Fanny, puis reviens sur ma boîte aux lettres. Il y a deux mails de Samia. Comment a-t-elle interprété mon silence, pendant cinq jours ? Comme la preuve d’une détermination dont je suis incapable ? Tant mieux si j’en suis crédité !

Le premier a été écrit alors que j’étais à Alter de Chao. Elle a repris contact avec de bonnes intentions, et me reproche de l’avoir agressée au téléphone. Elle m’annonce qu’elle va en rester là, comme je l’ai invitée à le faire. Le message suivant a été envoyé ce jour même. Le ton est tout différent. Toute sa vie, elle a erré, seule, sans jamais avoir éprouvé le désir de vivre avec une personne, et puis voilà, notre rencontre a bouleversé sa petite vie tranquille. Elle a éprouvé rapidement le désir de construire quelque chose : « vivre tout simplement, cette envie c’est mélée à la peur, ce qui n’a pas donner quelque chose de bien ». Elle a été prise de panique, et n’a su quoi faire, à part la fuite. Des mois se sont écoulés, et elle se rend compte que ce désir est toujours là, mais aujourd’hui sans cette peur. Elle m'a recontacté pour tenter à nouveau quelque chose. Si je ne désire rien, il est inutile de répondre, elle comprendra. Le temps finira bien par effacer tout ça : notre histoire, qui la fait, tout de même, un peu souffrir.

Pitoyable Samia. J’ai envie de la rassurer, de la plaindre. Je pense à son orgueil. Quel effort doit-elle faire, pour se livrer ainsi ! J’évoque ses violences, ses insolences, ses rages subites et incompréhensibles, ses explosions de colère. La moindre critique, la plus timide des mises en cause, étaient vécues comme une intolérable agression. Comment cohabiter avec quelqu’un qui est sans cesse comme une bombe prête à vous éclater à la figure ? Sans doute éprouvait-elle un sentiment, mais pour combien de temps ?

Elle a essayé de construire quelque chose. Oui, vraiment ? Elle parle de peur, de panique. Oui, mais n’a-t-elle pas déjà évoqué le même genre de réaction ? Je me rappelle son retour à Saint-Martin. Déjà, elle disait que se sentir amoureuse, ça la rendait un peu n’importe quoi, ce qui voulait sans doute dire que ça la perturbait. Et maintenant, elle ne sent plus cette peur ?

Ce qui est inhabituel, c’était cette acceptation, cette soumission : « Si tu ne désires rien… »

Je vais chercher un thé glacé au distributeur. C'est vraiment le moment de décider, oui ou non, de rompre le contact, de faire silence. Ne dit-elle pas : inutile de me répondre, je comprendrai ? Mais ne dit-elle pas aussi, avec franchise, qu’elle souffre ? Elle m’aime, cela ne fait pas de doute. Je l’aime aussi, malgré tous ses défauts. Comme j’aimerais adoucir ses douleurs, pacifier son comportement, panser ses blessures secrètes. Mais n'est-elle pas irrécupérable, irrémédiablement irrécupérable ! Il y a, à Toulouse, une Fanny bien séduisante, avec un caractère sans doute moins épouvantable. Samia ne peut-elle imaginer qu’en six mois, la donne a pu changer ? Elle ne me demande même pas si je suis encore libre !

J’écris : « Au fond, la seule chose qu’on a le droit de dire à Samia, la Reine de Saba, c’est « je t’aime », et rien d’autre ! » J’ajoute que je suis certain – presque à cent pour cent - que nous ne pouvons tous les deux faire quelque chose d’harmonieux. Je déplore que nous n’ayons pas réussi à vivre assez longtemps ensemble pour que le temps ait pu aplanir nos différences. L’ambiguïté de mes sentiments, où se mêlent de façon devenue inextricable tartuferie et sincérité, s’exprime dans ma dernière phrase : je regrette de ne l’avoir vue qu’une seule fois dans cette jolie robe blanche.

Je ressors de la Cyberbase. La nuit tombe. Des motos portant des affiches de candidats à de prochaines élections passent sur la large avenue bordant le fleuve. Des haut-parleurs diffusent les discours enregistrés, des professions de foi. Après un dîner sommaire dans un bateau-restaurant, je retourne à l’hôtel.

Los Viajeros devait être une ancienne maison de maître, dont les salles autrefois immenses avaient été cloisonnées pour en faire des chambres. Les plafonds très hauts et l’étroitesse des pièces donnent l’impression d’habiter dans un puits. De longs couloirs se perdent dans l’obscurité. Le luxe en moins, j’ai l’illusion de vivre dans les décors de « L’Année dernière à Marienbad », film d’Alain Resnais, cinéaste engagé, et signataire du « Manifeste des 121 », comme son co-auteur Alain Robbe-Grillet. Je me souviens des débats sans fin sur sa signification, et du jeu des allumettes. C’était en 1961. De jeunes Français mouraient dans les Aurès. À Marseille, les dockers communistes crachaient sur leurs cercueils. Les « 121 » dénonçaient. C’était une variation sur une vieille passion nationale, celle de tirer dans le dos, sans risque, et avec les meilleures raisons du monde. Un demi-siècle plus tard, d’autres intellectuels ou les mêmes fournissaient les armes idéologiques aux envahisseurs du territoire, effectuant sans effort apparent le grand écart entre la moderne religion des droits de l’homme et la plus archaïque des croyances.

Une vague lumière provient du couloir de l’hôtel. Allongé sur le lit humide de transpiration, je fixe sans le voir le gros ventilateur accroché au plafond, tout là-haut dans la pénombre. Le courant d’air me rafraîchit, mais le vrombissement de l’appareil m’empêche de dormir, de même que les cris et les conversations des passants dans la rue. Le lendemain, je dois reprendre le bateau pour Manaus. Je tâtonne longuement, puis trouve l’interrupteur de l’ampoule nue pendue en tête du lit. Je prends mes lunettes et mon livre. Le brave Pickwick est en procès pour une promesse de mariage non tenue. C'est hilarant, mais mes yeux n’en peuvent plus. J’éteins, et l’image de Samia revient me tourmenter. Elle a sur les lèvres un sourire vaguement interrogateur, tandis qu’elle me regarde m’approcher d’elle. Je fais glisser cette robe blanche. Dessous elle est nue. J’essaie de me masturber, sans succès. L’univers du réel et celui du virtuel ne communiquent pas.

Le trajet entre Santarem et Manaus me parait interminable. Seules les escales rompent la monotonie des jours. Je donnerais n’importe quoi pour une heure d’internet. À mon arrivée à Manaus, je réserve une chambre puis vais me balader, pas vraiment au hasard. Les rues se vident des étals des commerçants, et se remplissent des promeneurs du soir.

Il y a trois mails de Samia. Le premier me reproche ma dureté. Elle s’est livrée à cœur ouvert. Mais j’ai sans doute raison : tous deux nous n’arriverons jamais à faire quelque chose. Elle accepte mon idée. Quelle idée ? Celle de ne plus se voir, sans doute. Elle n’a jamais mis à nouveau sa jolie robe blanche, et pourtant elle l’a emportée dans sa valise.

Le second mail exprime le regret d’avoir voulu rallumer un feu dont les cendres étaient encore chaudes. Elle me prie d’excuser cette intrusion dans ma vie. Elle me souhaite sincèrement de trouver un autre charme, qui donnera l’oubli : « Tu as raison, seule une autre personne pourra nous guerrir… ». Elle projette d’aller au Pérou, en espérant que la distance aidera la blessure à se refermer. Un troisième mail, envoyé tout de suite après le précédent, ne contient qu’une courte phrase : « Je t’aime, moi aussi, aide-moi à t’oublier. »

Moi aussi ? Est-ce qu’elle a interprété ma plaisanterie sur « Samia la Reine de Saba » comme une déclaration ? Ou bien fait-elle semblant ? Était-ce tout compte fait une plaisanterie ? Je respire profondément. Je n’entends pas, autour de moi, les jeunes qui s’excitent sur des jeux vidéo. Malgré moi, malgré elle, il faut clore cette histoire. Je remercie pour ses mails cette Samia, qui sait être si douce, quand elle ne mord pas, et lui souhaite bonne chance dans la vie.

Je marche comme un automate vers l’immense place où s’épanouit l’essentiel de l’animation nocturne de Manaus. Il n’est pas encore sept heures du soir, mais la foule est compacte, dans une ambiance de fête foraine. On circule par groupes, on se serre sur les bancs de pierre, sur les murets séparant les allées latérales bordées de petites échoppes de l’espace central où se trouvent les restaurants bon marché. Les hauts-parleurs des commerces crachent des musiques violentes. La pénombre complice alterne avec des lumières crues. « Neons burning up above ». Les paroles me reviennent par bribes. Tunnel of love. De groupes de femmes montent des rires. Accablé de solitude, je passe, affectant l’indifférence, luttant contre la sournoise offensive du passé.

Il faut me rendre à l’évidence. Samia me fait bander plus qu’aucune autre. Cela seul est solide. Qu’elle ait un caractère impossible, qu’elle soit en train de m’amadouer, cela est hélas probable. Mais est-ce ma faute si, comme a dit quelqu’un, je préfère les femmes que j’aime aux femmes que je n'aime pas ?

La timidité me fait hésiter quant au choix d’un restaurant. Les habitudes locales, c'est de commander au bar, ou d’attendre à une table ? Je finis par m’asseoir dans un établissement où la sono parait la moins agressive. Sur l’écran géant, des filles en tenues sexy agitent les hanches, ondulent du ventre, arquent leurs jambes, ouvrent la bouche, dans un simulacre d’acte charnel. Au bout d’un long moment que je passe dans une espèce de prostration mentale, la serveuse arrive. Je n’entends rien au menu, une feuille glissée sous une protection en plastique. Je montre mes voisins et le contenu de leur assiette. « La misma cosa ». « The same ? ». Je hoche la tête avec un sourire destiné à capter la bienveillance de la dame, qui me montre son dos en remerciement.

Deux bières plus tard, de ces bières légères mais proposées au litre, je me sens triste et solitaire. Mon repas terminé, je me mets en chemin dans les rues pauvrement éclairées. Mon itinéraire erratique me fait passer devant le cyber café. On s’apprête à fermer. Sentiment d’urgence. Dans cinq minutes, il sera trop tard. L’employé, indifférent, me regarde m’installer devant un écran puis continue de balayer la salle jonchée de papiers et de mégots.

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