Chaud le chat !

Publié le par René-Pierre Samary

Nouveau spécimen de Bye Bye Blackbird, ouvrage à la fois distrayant et pédagogique, dont l'auteur conseille la lecture à tous ceux dont la vie conjugale est heureuse, comme à ceux pour qui elle l'est moins.

Où Frédéric retrouve son bateau au Venezuela ; comment un dessin de Samia éclaire sa personnalité ; comment la distance peut être un philtre d'amour.

De retour au Venezuela, je retrouve « Marjolaine » tard dans la nuit. Sur la table à cartes il y a le poème qu’elle m’a transmis et un petit mot de sa main qu’elle a laissé avant d’embarquer avec « l’autre ». « merci encore pour l’hébergement, dommage pour notre histoire… je te rembourserai l’argent, j’étais un peu juste. » Il s’agit des cinquante euros que je lui avais laissés. Elle n’a pas eu scrupule à les prendre. Il y a un post-scriptum : « as-tu vu que le poème nous était destiné ? je pensais que tu en aurais saisi la sensibilité. dommage ».

C’est sans doute le seul exemplaire que j’aie de son écriture. Elle a signé d’une façon étrange, avec un tout petit « s » au début. Ce ne peut être par modestie. Une coquetterie d’artiste, peut-être.

Les derniers jours à Paris ont été bien employés. Nous sommes allé voir Le Banquet de Platon au Louvre. On s’est promené le long du Canal Saint-Martin où se tenait une exposition d’art contemporain. On a dîné chez Philippe. On a rendu visite à Isabelle avant de se rendre avec Mathilde au Musée Carnavalet. Le hasard a voulu qu’y soit exposée une toile représentant Madeleine Duvernay, la fille de la grande Suzanne Duvernay, actrice comme elle, et donc l’une des aïeules de Mathilde du côté des femmes par son père. Mathilde est démesurément fière de cette ascendance. En découvrant le tableau, assez médiocre, elle m’a appelé à grands cris. Samia a douté, mais Mathilde, qui connaît par cœur la généalogie de la famille Duvernay-Broussard-Dallouste, l’a convaincue. Il a été décidé d’aller le lendemain au Grand Palais, où il y a d’autres tableaux qu’on peut appeler « de famille ». Une queue de quelques centaines de mètres nous en a dissuadé. On s’est contenté du nouveau Musée des Arts Premiers, dont j’ai pensé beaucoup de mal, sans le dire.

Valentine a appelé, apprenant l’existence de Samia par Mathilde. Pour cacher sa gêne, elle a choisi la pitrerie : puisqu’elle vient d’avoir un nouveau père, autant faire connaissance de sa maîtresse en titre ! Samia et Valentine ont tout de suite sympathisé. Samia s’est montrée très gaie, très séductrice.

Le lendemain de mon arrivée à Puerto la Cruz, je rends visite à Julien et Dominique. Revenu à bord, je continue de mettre de l’ordre. Pendant que cuisent les pâtes, je m’attarde sur le dessin de Samia que j’ai choisi parmi ceux proposés. Le sujet est une sculpture, représentant des vieilles chaussures. Mon cœur se serre en examinant le pâteux gribouillage, la puérile application aux détails, l’épaisseur des traits, la violence des couleurs. Elle m’a dit qu’elle se sent comme le peintre de sa vie, pour en faire un chef-d’œuvre. Si sa vie est à cette image… Je me souviens des dessins de Françoise, ceux d’Isabelle. Qu’est-ce qu’elles ont, toutes, avec cette manie de dessiner ? Comme celle des autres, timides ou appliquées, les productions de Samia reflétaient sa personnalité, ici présomptueuse et hardie. Je pense avec tendresse que je mettrai cette horreur dans un cadre, sous verre, et que je l’accrocherai quelque part, si elle vient.

Si elle vient. Je ne suis sûr de rien. Au moment de se séparer, elle a parlé du printemps. J’ai approuvé. J’aurais approuvé tout autant si elle avait proposé la semaine suivante, ou dans un an. J’ai décidé, afin d’en avoir le cœur net, d’être irréprochable, d’applaudir à toutes ses idées, de m’extasier devant ses œuvres, et même de considérer Serge Bilé comme un penseur de haut niveau.

Le lendemain, je prends quelques notes pour mon journal en écoutant les « Variations Diabelli ». J’écris : on a les inspiratrices qu’on mérite. Wagner avait Cosima, Beethoven avait « L’immortelle Bien-aimée ». Moi, j’ai Samia, Isabelle, Françoise.

Puis je vais m’abonner au réseau wifi. Avec une antenne amplifiée, la réception est parfaite. Je prends l’habitude de parcourir le journal chaque matin. L’habitude commence aussi de retrouver Samia chaque jour, sur le net.

C'est tout de suite une assuétude, une véritable lune de miel à distance. Moi dans le carré de « Marjolaine », elle chez Rachida, passons plusieurs heures par jour à bavarder. Nous n’avons jamais autant communiqué.

Cela commence, pour Samia, en découvrant le mail que je lui ai envoyé juste avant de me coucher, et qui avec le décalage horaire est reçu chez elle vers trois heures du matin. À midi, elle guette le moment où je suis en ligne, car il est pour moi huit heures du matin. C’est le coutumier « bonjour, mon ange, tu es là ? », auquel répond un « oui mon cœur, comment ça va aujourd’hui ? » ; à moins que ce soit moi qui, voyant le premier que Samia est connectée, lui envoie un : « tu es là, mon amour ? ». Quand l’un tarde à répondre, l’autre envoie un « tu dors ? », deux mots qui sont devenus depuis nos dernières retrouvailles comme une plaisanterie privée.

Ainsi, l’après-midi de l’une, qui est la matinée de l’autre, est ordinairement consacrée à chatter sur Windows Messenger, au rythme du petit carillon qui annonce l’arrivée d’un nouveau message. Le dialogue doit parfois être interrompu. Il y a des courses à faire, ou c’est Djali qu’il faut promener ; ou encore c’est Sandra qui, de retour du lycée, demande l’ordinateur. On se donne alors rendez-vous avec force fausses sorties, chacune accompagnées de douceurs et de smileys, ces figurines ridicules représentant l’état d’âme de l’interlocuteur. Mais ce sont aussi des coupures de réseau, et un message ne part pas au milieu d’une explication. La conversation est interrompue, remplacé par la phrase de couleur rouge sang : « le message suivant n’a pu être remis à tous les destinataires ». Comme s’il pouvait y en avoir plusieurs ! Il arrive que la déconnexion dure longtemps. C’est alors l’angoisse d’un bonheur menacé par les malentendus, le tourment de l’absence, et le soulagement, ensuite, que le lien soit rétabli, que notre entente soit intacte.

Le besoin se fait parfois sentir de se parler de vive voix. Je compose le numéro de Rachida, sur Skype, et c’est l’émerveillement de discuter sans fin malgré la mauvaise qualité de la liaison. Il ne manque que l’image. Je ne sais pas programmer la webcam.

Vers minuit, Samia envoie à son ange un dernier mail que je découvrirai le soir même, où le matin en me levant. C’est un dernier « je t’aime », et des baisers, par milliers, et plus encore, et partout, oui, partout. Ces baisers sont tour à tour tendres, amoureux, veloutés, fougueux ; ou encore, s’appliquant à une phrase bien rondie, elle les veut aussi doux que le réveil qu’elle me souhaite.

C’est aussi le moment des méditations vespérales. Elle s’interroge, s’inquiète : pendant notre séjour à Paris j’ai été adorable, elle ne m’a jamais vu comme ça mais pendant un temps trop court pour apprécier mon changement de comportement. Elle se questionne sur son avenir, et de quoi sera-t-il fait puisque nous ne faisons pas de projets sérieux. Françoise ? Elle a l’impression que je jongle entre elles deux. Quand elle est avec moi, je laisse tomber l’autre, mais lorsqu’elle s’en va, je la fais revenir. Elle aime les choses claires, sans ambiguïté. Elle-même est claire, elle n’a personne, depuis bien longtemps. Elle veut repartir sur de bonnes fondations, elle exige une franchise totale. Je lui ai menti, elle comprend que c’était par peur de la perdre mais elle promet que je la perdrai si je mens encore. Je me défends, et pousse l’indélicatesse jusqu’à lui proposer de prendre connaissance de mon courrier. Je lui donnerai mon code d'accès. Elle refuse.

Mais les reproches comme les inquiétudes sont vite chassés par les tendresses, et bientôt revient l’impatience d’être dans mes bras, de sentir mon corps, de se coller à moi, de me laisser la pénétrer au cœur de sa petite forêt noire. Les propos amoureux suppléent l’originalité par l’intensité, l’éloignement trouvant sa compensation dans l’outrance. Les sentiments, quand ils ne peuvent s’exprimer physiquement, s’exagèrent dans les paroles et les écrits. L’antique mécanisme est toujours à l’œuvre, qu’illustre cette époque où le chemin était long, entre la convoitise et la satisfaction charnelle ; où l’amant palpitant de désir s’exaltait sur le bout d’un escarpin à peine entrevu.

Jamais notre amour n’a rebondi si haut.

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