Considérations intempestives

Publié le par René-Pierre Samary

Où, dans ce nouvel extrait de Bye Bye Blackbird, le lecteur attentif attentionné, merci pour vos commandes, découvre comment, après le beau temps, vient la tempête, et qu'il ne faut pas, entre l'arbre et le doigt, mettre l'écorce ; où l'on constate que le temps des miracles n'est pas aboli (à l'exception notable de la RFH - République Française du Hollandistan) ; où Frédéric se livre à quelques considérations intempestives sur les rancœurs féminines.

Elle me fixe, rageuse. Je suis debout, enfilant mon short, avec cet air content de moi, cet air supérieur, cet air protecteur, qui la met hors d’elle. Elle répète :

- Tu me fais chier !

Je me fige, incrédule, ridicule, le short à hauteur des genoux.

- Tu me fais chier ! Tu me fais chier !

C’est comme une série de coups au plexus. Mais j’ai pris l’habitude, avec Samia, de récupérer vite. Je ferme ma garde et articule d’une voix inexpressive :

- Tu te rends bien compte de ce que tu dis ?

Là encore, il faut décrypter le flot de paroles, pour détecter le reproche classique : Monsieur baise, et quand il a pris son pied on passe à autre chose.

- Et puis j’en ai marre de ce stérilet ! C’est à cause de toi que je l’ai mis, pour ton plaisir, parce que tu es incapable de te contrôler… je n’en voulais pas.

Par association d’idées, elle décline le thème : je l’ai utilisée, elle, comme on utilise un préservatif. Elle n’est bonne qu’à ça. Je n’ai aucune considération pour elle. Qu’est-ce que je crois à la fin ? Que je vais jouer les petits chefs avec elle ! Quand l’embrasement verbal s’apaise, comme privé de combustible, je dis gravement :

- Tu fais bien attention à ce que tu dis ? Tu en es consciente ? Parce que, vois-tu, c’est important. On est au bord de quelque chose. Tu t’en rends bien compte ?

- Tu me prends pour une imbécile ? Tu penses que je dis n’importe quoi ?

- Non, je ne crois pas. Tu sais ce que tu dis, mais tu ne vois peut-être pas clairement les conséquences.

- C’est ça, je suis une conne irresponsable, c’est ce que tu penses et c’est ce que tu as toujours pensé.

- On verra.

Il est onze heures environ. Je vais me verser un verre et reviens m’asseoir dans le cockpit. Il n’y a plus de presse.

Tout est resté exactement à l’identique. Le voilier se balance doucement, l’eau turquoise montre par endroits des taches plus sombres, là où s’est installée une colonie herbue ; à distance, sur un catamaran, des gens plongent en criant. D’autres appellent du rivage où brise doucement le ressac. Aussi distinctement que je me figurais le programme de l’après-midi, je laisse se développer les perspectives d’une cohabitation avec Samia. J’ai eu besoin d’une preuve irréfutable. Elle me l’a donnée.

- Maintenant que te voilà calmée, je te le redemande : tu as bien réfléchi ?

- Réfléchi à quoi, merde !

- Réfléchi à cette petite scène, dont tu viens de me gratifier. Tu n’as rien à dire à ce sujet ? Vraiment rien ?

Je sais qu’elle ne s’excusera pas, qu’elle n’avouera pas s’être emportée sans véritable raison. Comme Isabelle, elle ne peut pas concéder la moindre culpabilité. Le fait d’ôter une seule brique fait s’écrouler toute une fragile construction, un édifice délicat, un château de cartes mental.

- Samia, je te le demande une troisième fois…

- Tu sais quoi Frédéric ? Je crois que tu es parfaitement givré. Si c’est ça ce que tu me demandes je te réponds nettement. Je n’ai pas l’habitude de tourner autour du pot comme tu le fais. Je suis franche moi. Si tu me demandes comment je vois notre avenir c’est tout simple. Je n’y crois pas. Pas du tout ! Tu ne me donnes rien de ce que je désire. Tu m’as promis des tas de choses et je ne vois rien venir. C’est toujours le même égoïsme, tu ne penses qu’à toi et à ton bateau. Tu comprends ?

- Il me semble, oui.

Je mets le moteur en route. Puisqu’on est à côté d’Hillsborough, autant en profiter pour faire quelques courses. Une fois l’annexe amarrée au quai, nous allons chacun de notre côté, et c’est la même scène qu’à la Dominique, neuf mois plus tôt.

Tandis que je l’attends, seul client dans un lolo près de l’embarcadère, j’ai tout le temps de penser. Avec elle, c’est comme ça : tout tourne en rond, sans fin.

Je rêvasse, les yeux posés sur un poster que le propriétaire des lieux a acheté et épinglé sur un mur, au-dessus du pauvre comptoir fait de planches disjointes. Barack Obama a été élu deux mois plus tôt. Un coup de baguette magique. Du jour au lendemain, le monde entier s’est mis à adorer une Amérique qu’hier encore il abominait. Chaque enfant des Cités sans joie se voit déjà dans le bureau ovale ; la récession n'a qu’à bien se tenir, la terre va cesser de se réchauffer. Les ravis s’esbaudissent : « Un Noir à la Maison-Blanche ! »

On ne parlait de race que pour démontrer scientifiquement que les races n’existaient pas. Avec Obama, on n’entend plus que cela.

Les apôtres du métissage sont en transe. Le journal Le Monde a titré, dans son éditorial, un vibrant : « America is black ». Radio-France propose à ses treize millions d’auditeurs sur ses sept radios toute une déclinaison de programmes lors d’une journée spéciale « 100% diversité », cette diversité qui fait « avancer le monde ». Il y a eu la visite d’une « classe monde », à Saint-Denis, qui accueille vingt nationalités différentes.

Saint-Denis, où gisent les restes outragés de ces rois qui ont fait la France…

J’ai pour principe de ne pas voir les différentes couleurs de peau, tant qu’on ne me les jette pas à la figure comme autant d’accusations. Cet hymne à la mélanine est imbécile et indécent. Les particularités physiques peuvent être considérées sous l’angle esthétique, non comme des vertus ou des tares. Pur racialisme !

Le vieux Noir, après m’avoir servi une bière, retourne s’asseoir, les yeux dans le vide.

De retour à Tyrrel Bay. Je pose l’ancre à l’endroit qu’on a quitté le matin même. Le soir, après un dîner silencieux, je déclare que j’irai faire un saut à terre. Si elle veut, je la déposerai. Elle refuse. Elle a un terrible mal de tête, et des douleurs au ventre. C’est donc ça ?

Mais ça n’excuse rien. Une dysménorrhée peut être pénible, je le comprends, mais en quoi suis-je coupable des fatalités féminines ? Ne peuvent-elles dire, tout simplement, qu’elles ne se sentent pas bien, et qu’elles espèrent un peu de soutien ? Non ! Quand Samia souffre, comme beaucoup d’autres elle n’explique rien – par pudeur ? - et distribue des coups de pied autour d’elle, au hasard. Ce doit être la cause de bien des rancœurs, cette condamnation des femmes à l’implacable réalité de leur cycle biologique. J’ai soudain la certitude que c’est là un grand secret, bien caché sous les revendications féministes : elles en veulent aux hommes, quelque part, qu’ils n’aient pas leurs ordinaires.

Je vais jusqu’au Swamp Bar, où officie JoAnn. Je lui fais un brin de cour à chaque fois que je passe par Carriacou. Mais là, le cœur n’y est pas. JoAnn, après quelques amabilités commerciales, finit par me laisser songeur devant ma Carib. Je suis l’unique client. Je lui demande avec un sourire d’excuse de baisser la musique. Elle a monté le son à mon arrivée, par professionnalisme.

Non, il n’est pas question d’envisager de vivre avec cette multirécidiviste incurable. J’ai tout tenté, hormis l’enfant et la promesse de lui donner le bateau, ou la moitié du bateau.

J’ai peine à le croire. Elle le pense vraiment ? C’est une idée révoltante ! Mon bateau, c’est mon territoire, que j’ai cultivé, pour lequel j’ai peiné. J’ai créé ma vie avec effort et patience, et je dois continuer à le faire, comme un paysan qui a valorisé son lopin de terre et qui regimbe à l’idée de s’en laisser déposséder. Mon bateau, c’est peu de choses, mais c’est la concrétisation d’une volonté et d’un labeur. Samia aurait pu s’y intégrer. Mais le seul mode d’intégration qu’elle comprend, c’était la prise de possession. À peine installée, elle se comporte en pays conquis. Son schéma est simple : séduire pour entrer dans la place, puis dès qu’elle pense être assez forte, imposer sa loi. Comme ce processus n’est pas conscient, elle se plaint d’être repoussée sans raison, et recommence en chaque occasion.

JoAnn astique des verres derrière son comptoir fait de planches à peine rabotées. Les chiens aboient. Vénale, ou pas ?

Samia, sans doute, éprouve un véritable sentiment pour moi. Mais elle se valorise à un tel point qu’un cadeau d’une centaine de milliers d’euros peut lui paraître équitable, et qu’autrement elle est en quelque sorte grugée ! Je me souviens avec aménité d’une fille à Puerto la Cruz. Comme elle était drôlette et mignonne ! Quand on demandait à cette petite putain combien elle voulait, elle répondait « mille euros », comme elle aurait dit « cent », ou « cent mille ». Les copains affirmaient qu’elle couchait pour dix-mille bolivars, dix euros au marché parallèle.

Tout s’est bien passé à Paris, en territoire neutre. Tout s’est rapidement dégradé sur le bateau, mon territoire, où elle ressent la nécessité de s’imposer de façon despotique. Elle n’a pas la finesse d’envahir en douceur. Je ne m’attendais pas à la manifestation désagréable d’une reconnaissance éperdue, à ce qu’elle me chante tous les matins « que serais-je sans toi ? ». Je comprends la fierté, et j’en suis largement pourvu. Mais Samia n’aura jamais la dose de respect qu’elle estime lui être dû. La simple politesse aurait demandé quelques signes discrets de contentement, de gratitude. En contrepartie de mes efforts, je ne reçois qu’arrogance et mauvais procès. Qu’elle retourne chez elle, bon Dieu, et vite !

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K
burk
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R
C'est concis. Santé !