Décomposition avancée

Publié le par René-Pierre Samary

Comment quelques bières réveillent souvenirs et questionnements ; où Frédéric joue au Meccano avec Talmon, Tocqueville et Ortega y Gasset, trois de ses vieux potes.

Les bateaux sont prêts pour le départ, mais Jean-Michel ne l’est pas. Après avoir passé deux heures sur internet, je vais tuer le temps à terre. Je me demande si mon copain n’est pas un peu hypocondriaque. Encore un mot qu’il aimerait apprendre, sans doute !

Quelle bonne pâte, quand même, ce Jean-Michel ! S’il faut l’attendre, je l’attendrai, même si la Martinique me sort par les yeux. Ce sera chouette de faire la route ensemble. Je lui tiendrai la main, et Jean-Michel me tiendra compagnie. À la douce sensation d’être content de moi, je décide d’ajouter celle d’une bière bien glacée au Mango.

L’esprit vacant, le gosier rafraîchi, et sans doute parce que je suis assis au même endroit, sur ce tabouret, face à la baie donnant sur la marina, j’évoque les manifestants, ceux du début de l’année, quand le groupe de gros bras a fait irruption dans l’établissement avec leurs bâtons et leurs teeshirts rouges.

Les costauds se sont contentés de rester dans l’entrée du Mango. Juste à côté d’eux, une vingtaine d’internautes continuaient à pianoter comme si de rien n’était, puisqu’il est admis qu’en cas de danger la meilleure attitude est celle de l’autruche. L’un des balèzes s’est avancé et a parlé au barman. Le gérant s’est approché, tout sourire. Le sourire a disparu, avec un geste d’impuissance. Le chef de la petite bande a rejoint les siens, tandis que le gérant passait dans les deux salles du restaurant : fermé jusqu’à nouvel ordre. Si les internautes ne remballaient pas leur matériel, les gourdins entreraient en action, et les grévistes détruiraient tous les ordinateurs.

Quel peut être l’avenir de populations qui en viennent à jauger leurs différences socio-économiques à travers le prisme de leur différence raciale ? Quel peut être l’avenir d’un couple où l’on se déteste d’autant plus que la contrainte économique oblige à la cohabitation ? Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on ne peut imaginer, pour demain, qu’une sorte de disjonction. Des couloirs distincts : chacun de son côté s’y conduirait à sa guise. Un historien, Jacob Talmon, a dit que le seul moyen d’aboutir à une coexistence entre les peuples est de les séparer. Entre les sexes également ?

L’esprit démocratique si bien décrit par Tocqueville a produit de l’envie et du repli, sur soi et sur son groupe identitaire. La convoitise et l’esprit tribal sous-tendent aujourd’hui ce que l’on ne peut appeler sans rire le vivre ensemble. L’égalitarisme a ramené l’humanité aux temps mythiques de la guerre de tous contre tous.

Les hommes contre les femmes, les élites contre les peuples, les peuples de couleur contre les occidentaux, les piétons contre les cyclistes, les cyclistes contre les automobilistes, les fumeurs contre les non-fumeurs, les pauvres contre les riches, les jeunes contre les vieux, les déshérités contre les héritiers, les enfants contre les parents, les partisans de ceci contre les opposants à cela… Il y a surtout les humiliés face aux possédants, non pas de biens matériels mais possédant les moyens de s’affirmer en tant qu’individus. Ils veulent de la considération, ils veulent être importants, ces sans-grade en révolte, qu’ils soient noirs, jeunes ou femmes. Chacun a droit à un égal respect, et le savant est prié de s’incliner d’autant plus bas devant l’illettré que ce dernier a souffert d’un mépris désormais largement fantasmé, mais qui reste au centre de sa représentation du monde. Ortega y Gasset a vu juste.

Je finis mon verre et suis les évolutions d’un catamaran qui manœuvre pour aller à quai. Décidément, j’ai bien fait de me barrer. Soulagement de m’être éloigné de tout ça ; ce pays décérébré, en voie de décomposition et de faillite économique, peu à peu envahi par la barbarie, ployant sous ses erreurs, ses poltronneries et son suivisme pantouflard.

Une deuxième bière me fait reprendre le cours de mes vaticinations, dont je sais l’insuffisance, faute d’avoir étudié, mais avec lesquelles je m’amuse, comme je jouais, enfant, avec mon Meccano numéro trois. Je m’égaie en même temps du rôle que je me donne, spectateur de moi-même : un vieil homme en colère qui remâche ses griefs et enfile des truismes.

N’en a-t-il pas toujours été ainsi ? Les hommes ne se sont-ils pas toujours posés en s’opposant ? N’est-ce pas en se frottant les uns aux autres, quelquefois âprement, qu’ils réalisent eux-mêmes le poli qui leur permet de cohabiter ?

Pourquoi les tensions semblent-elles s'exaspérer ? Le nombre ? Peut-être. Mais aussi, j’en suis persuadé, l’ingérence de plus en plus détaillée et pointilleuse de l’État. Naguère, les hommes trouvaient, en tâtonnant avec plus ou moins de bonheur, le moyen de poser les limites mouvantes entre leur liberté et celle d’autrui. Désormais, l’ingénieur du sociétal s’acharne à édifier des normes, à fixer les règles de comportement. Dès lors, chacun se voit armé par la puissance publique de droits particuliers qui exacerbent les rivalités. L’espace public est tronçonné de plus en plus finement par le législateur, qui fabrique, sous couleur de l’améliorer, de l’antagonisme et de la rancœur. En même temps, l’inflation législative génère la perte d’autonomie. Un cercle vicieux se crée : le citoyen, de moins en moins capable de trouver par lui-même sa place dans une société complexe, est demandeur de toujours plus de règles, trop nombreuses pour ne pas être ignorées, trop circonstancielles pour ne pas être contradictoires.

Je finis ma bière, hésite à en commander une troisième. J’ai déjà bu un rhum-coca avant de venir à terre. J’aurais bien noté quelques-unes de mes réflexions hasardeuses pour mon journal, mais je n’ai pas pris de quoi écrire.

Le marché des droits positifs, c’est une foire où gagne celui qui gueule le plus fort, mais tout le monde en repart mécontent. Les uns pour avoir été dépouillés, les autres pour n’avoir pas reçu en suffisance. Pour ceux-là, le simple fait que le Pouvoir leur ait octroyé de nouveaux droits ne prouve-t-il pas qu’ils ont été injustement traités, préalablement ? D’où une conclusion qui chez les nouveaux bénéficiaires va de soi : cette injustice a-t-elle été suffisamment corrigée ? Non, bien sûr !

En Martinique comme en Guadeloupe, les insurgés ont obtenu tout ce qu’ils voulaient, du moins sur le papier. Le Pouvoir a donné quelques coups de canif aux principes de l’égalité, sous couvert de corriger de très discutables inégalités, de même que, dans un champs de luttes comparable, les féministes ont obtenu la parité, cette insulte faite aux femmes.

Je me laisse glisser de mon tabouret. Mon genou droit émet une petite plainte. En passant, je fais un signe de tête au barman, celui-là même qui six mois plus tôt a obtempéré. On avait vidé les clients, sans même faire semblant de résister. Les clients étaient tous des Blancs. Qu’avaient ressenti ces Afro-antillais en dictant leur loi ? Je suis prêt à parier que leur satisfaction ne s’est pas limitée au fait d’obliger un établissement à fermer pour transformer la Martinique en île morte. Derrière les revendications économiques se dessinait clairement un antagonisme racial. Parmi les slogans que scandaient les manifestants, il y avait ceux qui revendiquaient non seulement des avantages, mais aussi un territoire. Le message était limpide : cette île appartenait aux Noirs, c’est-à-dire aux non-blancs. Les Blancs n’étaient pas chez eux en Martinique, et s’ils n’étaient pas chez eux c’était en raison de la couleur de leur peau. De même que la présence des Blancs en Afrique du Sud était ressentie comme illégitime, les métropolitains étaient considérés dans ce département français comme une sorte d’anomalie qu’il convenait de supprimer, où au moins de juguler. Qu’un petit nombre de ces Blancs eussent de surcroît dans leurs mains les principaux leviers économiques ne pouvait être qu’une criante injustice.

L’État touche-à-tout, cet État absolu, détaillé, prévoyant et doux, qui tous les jours rend moins utile l’emploi du libre arbitre, n’est pas le remède, il est la maladie. Il fallait réduire la taille de l’État, lui rogner ses ailes en réduisant ses moyens financiers, diminuer la nuisance en diminuant le nombre des nuisibles. Cela, bien sûr, n’arrivera jamais sans un bouleversement total, puisqu’on ne peut demander à la maladie de soigner le malade.

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