Regrets éternels

Publié le par René-Pierre Samary

Regrets éternels
Où, dans le prologue de cette première partie de La Mouche, Françoise manifeste ses tardifs regrets ; comment et pourquoi Frédéric se rend chez les philosopheurs ; Où il confie, dans son journal intime, ses goûts étranges...
Prologue

Je n’aurais pas dû.

C’est ainsi, souvent, que débutaient les réflexions tardives de Françoise Mouche.

Je n’aurais pas dû. Mais je n’ai PAS PU faire autrement.

J’aurais dû me taire, ne pas discuter, ne pas réagir, ACCEPTER, être patiente.

Une autre voix me dit : ça n’aurait rien changé. Et la pensée consolatrice : il n’a eu que ce qu’il méritait, le 6 septembre 2011, sur une route du Guatemala. Aujourd'hui : le troisième anniversaire de sa mort.

Ses larmes coulent, abondantes et chaudes comme le Rio Dulce à la période des pluies. Elle essuie ses lunettes, va à la fenêtre, trébuche sur un sac, essuie la buée qui couvre la vitre.

Et ce chauffage électrique, qui coûte UNE FORTUNE !!

En face, les ouvriers chaudement vêtus montent un échafaudage. Leurs appels tonitruants font écho dans la cour.

Paris, le froid, le bruit, le GRIS.

Elle les observe un moment, qui hissent le long de la façade des pièces de métal, puis les ajustent à coups de marteau. Le téléphone. Elle se précipite. C’est Nathalie. Que vont-elles faire demain ? Ce soir, samedi, elle ira au café-philo.

Il y a vingt ans et plus

En 1992, l’année fut marquée par l’ouverture d’Eurodisney, la disparition des speakerines, l’apparition de Ratman dans Fort Boyard, l’effondrement d’une tribune dans un stade corse, la mort de Larbi ben Barek à soixante-quinze ans, un César pour la viole de gambe, les plagiats de la romancière Calixthe Beyala, l’affaire Urba-Sages, le Traité de Maastricht, le départ d’Edith Cresson éphémère premier ministre, l’inculpation et la démission de Bernard Tapie, l’application de la loi Evin sur le tabagisme, le travail législatif sur le harcèlement sexuel et le crime contre l’humanité, le procès du sang contaminé, le permis à points instauré par le communiste Georges Sarre, l’inculpation du socialiste Emanuelli, le retour de Tapie, l’irrésistible montée du chômage et de l’endettement de la France. Il y eut un nouveau pas dans la pornographie mercantile de Luciano Benetton et de son publicitaire Oliviero Toscani, instrumentalisant un sidéen, après les Biafrais et les réfugiés albanais. Vendre en feignant de ne rien vendre, que de bonté ! Il y eut l’accouchement de Ségolène Royal, événement mis en scène par la ministresse et ses communicantes, démonstration souriante que la femme pouvait avec le même succès concilier reproduction (d’un être) et production (pour l’essentiel, de paroles volatiles). Le père ? Un obscur François Hollande, dont nul ne se doutait qu’il serait appelé par défaut, vingt ans plus tard, pour son malheur et celui de la nation, aux plus hautes fonctions. Il y eut aussi, pour la petite histoire, le lancement, par un philosophe nommé Marc Sautet, d’un concept appelé à un succès inattendu, et envié.

L'important, c'est hors médias

La rencontre entre une offre et une attente insatisfaite est la clé d’une réussite populaire. Au café-philo, l’homme et la femme ordinaires devenaient des personnes. Leur point de vue était respecté. Ils étaient écoutés, ou du moins ousï. On n’avait pas le droit de les empêcher de s’exprimer, aussi confuses que fussent leurs pensées, aussi limité que fût leur savoir. Ils échappaient à la solitude comme à l’anonymat, l’espace de quelques heures.

En novembre 1999, un nommé Frédéric Dallouste fût tenté d'en faire l'expérience. Plus tard, sachant la place que tenait le café-philo dans la vie de Françoise Mouche et toujours soucieux du détail, il chercha sur wikipedia s’il s’était passé quelque chose de notable cette année-là. Il répertoria l’affaire Roland Dumas, l’application de la loi sur les 35 heures, celle de Jospin sur la naturalisation par le mariage, celle sur « la pastille verte » ; le procès Papon, l’incendie du tunnel du Mont-Blanc (quarante morts, zéro responsable), l’instauration de la CMU, la loi sur la parité en politique, une éclipse totale du soleil, la démission de Strauss-Kahn suite à l’affaire de la MNEF, l’arrivée du parti de Jorg Haïder au gouvernement autrichien, l’effondrement du bloc soviétique, la promulgation à Washington du Gramm-Leach-Bliley Financial Services Modernization Act à la suite d’un intense lobbying des banques. La Grèce maquillait artistiquement ses comptes publics avec la complicité de la banque Goldman Sachs et l'aval de Bruxelles, celle-ci pour des motifs tenant davantage à l'émotion qu'à la raison. Le berceau de l'Europe - dont Frédéric avait constaté, naviguant en mer Egée, qu'il tenait davantage d'un pays du tiers-monde que de la patrie d'Homère - ne pouvait rester à l'écart. François Mitterrand, pour les beaux yeux et la voix sensuelle de Nana Mouscouri, y veillerait . Insensibles aux états d'âme, les compères de Wall Street pouvaient tranquillement orchestrer la faillite du pays, encaisser de juteux bénéfices, et refiler l'addition aux contribuables européens.

L'important, à l'heure des mass media formateurs de l'esprit du temps, c'est ce qu'on apprend par hasard, pensait souvent Frédéric. Plus tard, il aurait l'occasion d'ajouter à sa liste mémorielle, malgré la non-concordance de temps mais parce qu'elle touchait de près les cafés-philo dont Françoise Mouche était adepte, une minuscule information qui lui vint aux oreilles. Marc Sautet, mort l'année précédant celle où Frédéric mit pour la première fois les pieds à la Brasserie de l'Equinoxe, avait été victime d'une sorte de chasse aux sorcières, à la suite d'une déclaration intempestive, en juin 1996. Lors d'une réunion privée, à Montpellier, on avait parlé de Roger Garaudy et de ses thèses négationnistes, soutenues dans un ouvrage intitulé « Les mythes fondateurs de la politique israélienne ». Cela était devenu « l'affaire Garaudy », sujet de discussion à la mode depuis que le Canard enchaîné l'avait lancé, et relayé par la grande presse. Le soutien à l'écrivain de l'Abbé Pierre, exclu pour cela de la LICRA, avait envenimé les choses. D'une façon générale, le brûlot de Garaudy, même si l'ouvrage connaissait une diffusion fort discrète, était propice à un resserrement du contrôle des pensées et opinions interdites, non seulement par l'esprit du temps, mais aussi par la loi. On sait que de nos jours, l'accusation d'hérésie peut s'étendre à l'infini, et le négationnisme, le révisionnisme, sont des terrains particulièrement favorables à l'érection de bûchers.

Ce qu'il advint lors de cette réunion privée, rapporté par un proche de Marc Sautet ? Le fondateur des cafés-philo développa l'idée que le doute étant une attitude fondatrice en philosophie, un philosophe se devait de mettre tout en question, et jusqu'aux chambres à gaz. On ne sait pas comment, peut-être à la suite d'une provocation, cet exemple du doute philosophique vint dans la bouche de Marc Sautet. Quoi qu'il en soit, l'un des participants s'empressa de divulguer ce qu'il est convenu de nommer un dérapage, et Sautet fut épinglé comme négationniste, bien que rien n'eût permis objectivement de lui accoler ce terme infamant, dont les tribunaux auraient fait justice le cas échéant. Quant aux amis de Marc Sautet, ils attribuèrent ce dérapage à une baisse des facultés mentales du philosophe, déjà malade du cancer qui devait l'emporter deux ans plus tard. Pressé par eux de se dédire, Marc Sautet n'en fit rien, peut-être par sens de l'honneur, peut-être par lassitude. Les chiens de garde traquèrent le fondateur des cafés-philos jusque dans les notices nécrologiques venimeuses du Monde et de Libération.

Le mâle dominant

La Brasserie de l’Équinoxe, au Quartier Latin abritait, entre autres, la philosophie populaire.

Frédéric avait cinquante-sept ans depuis peu, et croyait avoir deux enfants. Il gagnait bien sa vie, était physiquement en bonne forme, et mentalement exténué. Une première union s’était terminée dix-huit ans plus tôt sur l’autoroute A6, alors que le divorce paraissait inéluctable. Une seconde union s’était brisée récemment, malgré lui. Frédéric fréquentait une salle de gymnastique, pour faire de l'exercice et pour les possibilités de rencontres. Il se rendit au café-philo pour la seconde de ces raisons. Il lui fallut déchanter. Les participantes, pour la plupart, dépassaient la cinquantaine, et de toute façon n’avaient d’yeux que pour le maître de séance, un bonhomme sentencieux et satisfait, qui citait la Torah et l’Ancien Testament. Frédéric constata que le café-philo, c’était un peu comme les clubs de vacances. Les femelles allaient toujours vers le mâle dominant, qu’il soit gentil organisateur ou chef de gare, sultan ou chef de service, héros ou anti-héros. Ces considérations d'ordre général ne l’empêchèrent pas de s'intéresser à l'une des philosophes, qu'il décrivit dans son journal le même soir. C'était le lendemain de son anniversaire, qu'il avait célébré en solitaire. Une relation de cause à effet entre ces deux occurrences n'est pas invraisemblable.

Samedi 13 novembre 1999, Paris.

Portrait sans fard. Petite, bien faite. Blonde, les cheveux courts, les yeux bleus délavés, le nez long et les lèvres minces, un visage disgracieux. Mais, par autopersuasion, un homme en manque peut doter un laideron aux jolies jambes de toutes les perfections physiques et mentales. C’est mon cas, je le confesse.

Après le café-philo, une partie des philosophistes va dîner dans le quartier. L’impécuniosité, et pour certains la ladrerie, explique le choix d’établissements modestes. Un couscous ou un vietnamien fait l’affaire. J’ai marché derrière elle. Indices rassurants. Un physique androgyne. Je ne suis pas le seul à ressentir un trouble étrange à propos de la transsexualité, même dans la version dégradée qu’offre la pornographie.

J’ai réussi à prendre place en face d’elle, à la grande table préparée pour une dizaine de convives, environ la moitié des effectifs ayant participé à un débat sur le sujet : « faut-il espérer pour vouloir ? » Ou était-ce : « La solitude est-elle pensable ? » Tandis que les philosopheurs étudiaient le menu et comparaient les prix, le maître promenait sur ses apôtres le doux regard du bon berger sur ses ouailles, mesurait avec componction la piquette en carafe aux voisines qui le flanquaient. Françoise a accepté, « rien qu’une goutte, je ne bois pas ». Je boirai sa part du breuvage infâme, j’ai un estomac que matelasse une armure d’acier, comme dit Brassens.

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