La Belle et la Bête

Publié le par René-Pierre Samary


Où Frédéric se livre à une petite enquête ; comment celle-ci lui impose quelques sacrifices à Bacchus ; où un certain Jimmy annonce le règne de la Bête.



Qu’est-ce que cela prouve, si je pose – habilement - quelques questions à nos voisins de la marina Americo Vespucci ? Jean-Michel sourit d’un air entendu, mais ne répond pas directement.

- Alors, Zoila, elle ne te manque pas ?

Zoila a repris l’avion pour Maracaïbo, via Caracas. Je l’ai accompagnée à l’aéroport, masquant mon soulagement sous une emphase de gentillesse. Non, elle ne me manque pas. Au bout d’une semaine de cohabitation, elle me pesait plutôt, avec sa façon de se plaindre de ce que je me tenais toujours trop loin d’elle, pas assez amoureux. Por que te dejas tan lejos, mi amor ? Acercate de mi ! Alors qu’on n’était séparés que par la largeur du cockpit !

Je n’ai pas démérité. On a fait l’amour presque chaque jour. Elle était douce, gentille, tendre, jalouse. Ce n’était pas sa faute si elle avait un gros cul. Mais je n’y peux rien : la cellulite, ça ne passe pas. Pour moi, il y a quelque chose de révoltant dans ces masses graisseuses ; quelque chose de répugnant dans l’exagération de la fonction reproductrice. Un mâle réduit à l’état d’un phallus doté de capacités ambulatoires essentielles ne m’indignerait pas moins que ne m’écœure la Vénus hottentote. J’aime trop les femmes pour les accepter simplement femelles. J’admire toute leur sacrée mécanique, leurs cycles, leur menstruation, ce ventre où s’élaborent les petits d’hommes. Je voudrais qu’elles soient fières de tout cela, aussi fières que les hommes le sont de leurs érections. Je voudrais qu’elles poussent cette fierté jusqu’à devenir des hommes comme les autres.

Je garde pour moi mes réflexions.

- Elle est pourtant sympa Zoila, et drôlement mignonne, poursuit Jean-Michel. Mais toi, tu continues à penser à cette fille. Qu’est-ce que ça peut te faire ce qu’elle est devenue ?

- La curiosité, sans doute.

- Et qu’est-ce qu’a donné ton enquête ?

J’ai appris qu’après avoir été débarquée par Claudia, Samia a parcouru le quai de la marina en cherchant un hébergement. Elle a trouvé refuge grâce à l’hospitalité d’un jeune couple, dont l’élément mâle est propriétaire d’une quasi-épave mangée de rouille, avec lequel ce garçon d’une trentaine d’années est venu de Bissau. Il a emmené une Guinéenne que son ignorance des choses nautiques a préservée d’une angoisse quotidienne, pendant les trente-sept jours de la traversée. La jeune Africaine a seulement commencé à comprendre, en voyant d’autres esquifs que celui de son blanc séducteur, qu’elle a eu beaucoup de chance de ne pas mourir noyée.

Pour en savoir davantage, j’ai lié connaissance, comme par hasard, sous le regard narquois de Jean-Michel. L’impécuniosité n’évitant pas l’ivresse, la consommation de rhum bon marché, chez Jimmy, qui se prénomme en réalité Gilbert, descend rarement au-dessous de deux litres par soirée, et il y avait soirée tous les soirs. Ma libéralité en matière de Carta Roja m’a intronisé au rang d’habitué.

D’habitués, il y en avait deux autres : un homme âgé, dont j’ai finalement compris qu’il était le père venu visiter son fils outre-atlantique, et un vieux britannique dont la figure couperosée et les yeux larmoyants hurlaient le degré d’éthylisme.

- Et vous n’êtes pas trop serrés ? je me suis enquis, un soir.

Naima la Guinéenne a saisi la perche.

- Là ça va. On est un peu à l’étroit, mais on se serre. Pendant un moment, on a même été cinq. Alors tu vois !

Jimmy, de son côté, est en train de parler avec Jean-Michel de chamanisme et d’empires galactiques. Il pose sèchement son verre sur la table après l’avoir vidé d’un trait.

- Ah non ! Ne parle pas de cette fille ! Je ne veux pas entendre parler d’elle ! Pas un mot !

Du coup, je fais une petite grimace de dépit à l’adresse de Jean-Michel, qui se retient visiblement d’éclater de rire.

- Voyons, Gilbert… Je veux dire Jimmy, ne t’énerve pas comme ça ! Elle n’avait pas que des défauts. Jamais le bateau n’a été aussi propre. Bien sûr, je sais, tu as des raisons de lui en vouloir…

C’est la voix du père venant de la cuisine, où il prépare une nouvelle carafe de ti-punch.

- Des défauts ! Mais c’est pas des défauts qu’elle a! Cette fille, c’est… C’est armageddon en personne ! C’est alien que j’ai fait venir sur mon bateau. Tu as vu ses dents !

Jimmy répète armageddon, puis arab’mageddon, fier de sa trouvaille. Ayant malheureusement appris par Jean-Michel que j’ai été une sorte de journaliste, il a insisté pour que je lise une des nouvelles qu’il a écrites. Il y était question de tortures, de viols, de fleuves d’hémoglobine répandus pour régénérer le monde, et d’un Sage disposant de pouvoirs télépathiques sous les traits duquel on avait peu de peine à distinguer Jimmy lui-même. Toutes les dix lignes, on énucléait, empalait, crucifiait, démembrait, écorchait. J’ai dit à Jimmy que c’était très vivant. Je l'ai encouragé à persévérer, espérant de la vanité de l’auteur la satisfaction de ma curiosité.

Sur l’intervention du préposé au ti-punch, Jimmy a jeté un regard noir à sa compagne, qui pouffait derrière sa main, de façon très musicale. Je n’ai pas osé insister. D’ailleurs, cette hostilité envers Samia m’a donné l’impression d’une trahison de ma part. Je me suis juré de ne plus revenir chez ces ivrognes. Mais il y avait un mystère que je brûlais de connaître. J’ai éclairci l’énigme en questionnant - toujours habilement - un vieux copain qu’on avait vu partir un jour pour Panama et revenir un mois plus tard en bus, ayant fait naufrage aux Aves, pour s’être endormi, bercé par le souffle tiède des alizés. Salomon m’a conté la suite. Samia est restée une semaine environ chez le pseudo-Jimmy, dormant par terre au milieu des cafards, jusqu’au jour où elle a emmené Naima en virée. Les deux filles sont sorties avec deux Italiens. Jimmy a cherché Naima partout, accusant Samia d’avoir débauché sa copine. Naima est revenue au bout de trois jours, seule. Non, Salomon ne savait pas ce qu’était devenue Samia depuis lors. Il s’est demandé pourquoi je m’en inquiétais. Je la connaissais ? J’ai avoué que oui, que c’était une ancienne amie, et j’ai fait la même réponse qu’à Jean-Michel, du même air détaché qui ne trompait personne.

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