Problèmes de transmission

Publié le par René-Pierre Samary

Où Frédéric vous emmène au Guatemala, sur le Rio Dulce ; où il donnerait volontiers quelques conseils au héro de Salammbô ; où une boite de vitesse défaillante le fait penser au rôle des pères.

J’ai repris ma route. D’abord vers l’Est, jusqu’à Curaçao, puis vers le Nord. Haïti et Cuba ont tenu leurs promesses. Deux ans plus tard, une nouvelle saison cyclonique conduit « Marjolaine » au Guatemala.

J’ai appris la mort de Jean-Michel, longtemps après avoir essayé d’avoir de ses nouvelles. Ces mails sans réponse m’ont donné l’impression idiote d’avoir voulu communiquer avec le royaume des ombres, têtes sans force. J’ai songé que la brève aventure de mon copain avec Adriana avait sans doute été son ultime érection, et j’en ai été heureux.

La petite ville de Fronteras, où un pont majestueux enjambe le Rio Dulce, est devenue pour plusieurs mois mon camp de base. J’y ai pris mes habitudes. Vers cinq heures du soir, après le travail au chantier, je mets mon poncho en plastique dans mon sac à dos. J’enfourche ma bicyclette brinquebalante, j’emprunte le large chemin de terre qui mène à la route. Je descends de vélo pour aborder la rampe du pont trop pentue pour mes mollets. Arrivé au faîte de la courbe que dessine le tablier de l’ouvrage, je salue en passant les vendeurs ambulants puis me laisse glisser en roue libre.

La Abarroteria Ingrid, une épicerie-buvette, est l’une de mes escales préférées. Ma bière glacée à la main, je contemple le spectacle. La route passe à vingt mètres, et la gare routière est toute proche. Des cars font demi-tour, guidés par l’ayudante ; des voitures demandent le passage à coups d’avertisseur ; des touk-touks aux couleurs vives embarquent des passagers ; des motos, des scooters sur lesquels ont pris place des mères et leurs enfants se faufilent au milieu des véhicules de toute sorte. L’odeur de friture concurrence celles des échappements et du purin coulant des camions transportant des bestiaux. En face, les lettres au néon du Pollo Granjero voisinent avec celles de l’Agroveterinaria Porvenir.

Le soir tombe, sans un souffle de vent pour tempérer la chaleur humide. Ingrid allume l’éclairage de sa devanture : trois néons circulaires, accrochés sous le store. Des publicités indiquent le prix des bières, la Gallo à dix quetzales, la Victoria à six. Une minuscule fillette à cheveux longs avec un caraco vert, un short en jean et des chaussures de sport, se plante devant moi en buvant son jus de fruit. Je réponds d’un hochement de tête à son regard curieux. Elle s’éloigne, brusquement indifférente. Un minibus chargé de touristes s’arrête. De jeunes Occidentaux des deux sexes en dégorgent, promenant autour d’eux des regards vides. Les lourds sacs à dos, les valises à roulettes, sont descendus de la galerie.

Je suis des yeux un vieux school bus, avec l’inscription presque effacé « Community of Bedford ». Un triporteur aménagé en cuisine roulante, portant sur sa caisse « sabor unico », est poussé à grand effort dans l’étroit passage jouxtant la buvette. Je sympathise : voilà une journée de terminée pour le brave travailleur. Une camionnette délabrée porte sur ses flancs « Circo Yossel ». Le visage d’une petite fille se montre à la fenêtre. Le conducteur a l’air désabusé. Il ressemble au Raf Vallone de La Strada. À l’arrière d’un vieux pick-up, une femme est assise devant une vaste bassine. Un haut-parleur est fixé sur le toit. L’homme annonce : « Tamales, a tres pour dies, tres por dies ! ». Un minibus Toyota passe au ralenti en direction du pont, l’ayudante penché au-dehors. Il dévide « Mora, Mora, Morales! » à toute vitesse. Sur le pare-brise, un autocollant déclare : « Sali con dios y si no regresso me fui con el ». Sur un pick-up chargé de fruits, le propriétaire a collé : « Jesus, un fiel amigo ». Un car de tourisme affiche : « Jesucristo es mi guia ». Ces apophtegmes sont supposés suppléer aux freins défaillants, aux feux absents, à la signalisation médiocre, aux routes défoncées. Une vieille Indienne en huipil porte un panier en équilibre sur sa tête. Des centaines d’oiseaux noirs, de la taille de corneilles, se rassemblent sur les trois arbres du terre-plein, juste à côté. Ils arrivent au crépuscule, aussi précis qu’un coucou suisse. Ils mènent un vacarme étourdissant.

Un gros semi-remorque chargé d’un scraper jaune passe en montant ses vitesses dans un hurlement de moteur. Il est suivi par d’autres poids-lourds, dont les seigneurs de la route, des six essieux au long capot, qui crachent leur fumée noire par leurs doubles échappements verticaux.

Rapidement, la nuit tombe. Souvent, ma sortie vespérale se poursuit par une halte chez Bruno, au Jake Brake Saloon, où je prends une seconde Gallo, el orgullo de Guatemala. Il faut retarder le plus possible le moment de retrouver l’étouffante moiteur du bateau. Vient néanmoins le moment de partir et d’affronter les trois kilomètres qui me séparent du chantier. Je prends mon vélo par la main pour rejoindre la route principale puis la montée du pont. En m’éloignant de Fronteras, l’obscurité m’enrobe peu à peu, trouée de temps en temps par les phares d’un véhicule. Je distingue des ombres. Ce sont de jeunes amoureux venus se mettre à l’écart pour y échanger promesses et baisers.

Tout en allant d’un pas régulier, je me laisse aller à des pensées informes et lénifiantes. Comme sous l’effet d’une idiotie songeuse, je ressens une extrême indulgence, et une vague envie de mourir. Mon acte de contrition s’étend aux femmes en surpoids, ce n’est pas forcément leur faute ! À trente mètres au-dessous de lui roulent les flots du Rio Dulce, grossies par les pluies d’été.

Je sais tous les détails de l’itinéraire : les trois lampadaires qui fonctionnent, les larges joints de dilatation du pont, les basses branches d’un robinier sous lesquelles il faut se courber, les lumières de la Tienda Flor de Quiche, tortillas y comida, le panneau Guatemala 275, les grilles d’un atelier de réparation pinchazo el relleno derrière lesquelles jappent des chiens, la station Shell, oasis de lumière avant de replonger dans l’obscurité, les trous dans la chaussée, le croisement avec la route de terre menant au chantier. Parfois, il y a une panne de secteur. Tout est plongé dans le noir complet. Alors m’accompagnent les étincelles des insectes lumineux.

Je suis heureux. Je retrouve des sensations d’enfance, quand je parcourais les environs de Peyreladame, le soir, sur un vélo trop grand pour moi: le crissement des pneus sur le chemin, l’odeur de l’herbe chaude, mon ombre qui s’allonge puis s’évanouit. Je pense à mon fils, que j’ai eu alors que j’étais trop jeune pour faire un père acceptable. Je pense à mes filles, avec qui j’ai trop peu vécu. J’aurais eu tant de choses à leur apprendre. À identifier le danger, mais à ne pas avoir peur…

Un matin, je me réveille dans un hôtel, à Melchor de Mencos, près de la frontière avec le Belize. Un coq s’est mis a crier, imité par ses congénères. Après avoir vainement tenté de retrouver le sommeil, je lis quelques pages de Salammbô. Je plains le pauvre Mâtho de ne pas avoir cru que tout ça, c’est une affaire d’ocytocyne et de phéromones. Même si ce n’est pas entièrement vrai, cela l’aurait peut-être un peu calmé.

Sur mon agenda, qui tient lieu de Livre de Bord, je griffonne : « Melchor/Tikal ». Je l’ai acheté en arrivant au Guatemala. L’agenda est agrémenté de citations de sabiduria à l’usage des latino-américains. J’ai compris, enfin, d’où ma fée andine tirait ses leçons de sagesse.

Quatre heures plus tard, j’ai pris place dans des premiers busetos pour Flores. À un certain croisement, il faut descendre pour prendre un autre bus vers le site maya de Tikal. À un arrêt, je me penche en avant et profite ce que les occupants de la première rangée de sièges descendent : « Tikal ? ». Le chauffeur fait un geste signifiant « plus loin ». C’est un jeune homme aux cheveux très courts, avec une barbiche Second Empire. Une forte brune est assise à côté de lui. Elle lui parle sans interruption, en concurrence avec le son de la radio. Celle-ci diffuse le sermon d’un prédicateur. Il a un bel organe, justement timbré, et enfile des périodes bien moulées, comme on le dit d’une selle. JesuCristo est prononcé avec emphase.

Une femme d’une trentaine d’années, aux traits indiens mais grande et large d’épaules s’installe sur la banquette devant la mienne, avec ses paniers et ses deux filles. Elle salue les autres passagers. Depuis quatre mois que je séjourne au Guatemala, j’ai appris à dire « bonjour » en quitche : Sak’irik tat pour les hommes, sak’irik nan pour les femmes, mais je n’ose pas le faire. D’autres personnes s’entassent à l’arrière et le minibus repart doucement. Un cochon au poil noir traverse la route sans se presser. Un dernier tumulo franchi en oscillant, le vieux Toyota prend de la vitesse avant de ralentir à nouveau. La route est neuve, mais quelques secteurs n’ont pas encore été goudronnés. Le bus fait de brusques écarts pour contourner les nids de poule en vibrant de toutes ses tôles. À chaque embardée, mon voisin se laisse aller contre moi. Il est là depuis le départ. On l’a aidé à monter. Il tient un gros bâton entre ses mains déformées, aux ongles longs et noirs. De temps en temps, il se cure le nez avec ses doigts, puis raffermit sa prise sur sa canne.

Les secousses empêchent toute lecture. Je repose mon livre sur mes genoux. C’est l’Iliade, dans l’édition de la Pléiade, que j’ai récupéré dans la chambre de ma mère à la maison de retraite, lors de ma dernière visite. Hélène est sur les remparts, et retrace tous les combats que Troyens aux bons chevaux et Argiens aux cuirasses d’airain ont endurés pour elle.

On regagne une portion lisse. Le buseto accélère, mais sa vitesse reste modeste. En cinquième, un grondement modulé se fait entendre, accompagné d’un martèlement rapide et sourd. Ce Toyota connaît à l’évidence un problème de transmission. Ils ont beau être increvables, ils finissent par succomber à l’âge et aux mauvais traitements, ces véhicules à bout de souffle. Le piloto le sait bien, d’ailleurs, qui économise les dernières forces de cette brave bête et met au point mort dans les descentes.

Le paysage passe par toutes les nuances de vert. Parfois, le relief est tourmenté, avec des rides profondes, des verrues, des excroissances. Puis il s’apaise, et de longues ondulations se succèdent, comme une houle après un coup de vent. Le minibus peine dans les côtes et se lance dans les descentes, tremblant de toute sa carcasse. Je joue avec l’idée que c’est bien un problème de transmission qui explique la décomposition de l’Occident. L’effacement des pères, jadis continuateurs de l’ordre social… Je suis du regard une longue file de camions légers, de petits utilitaires, de pick-up dont le toit est surmonté de haut-parleurs. À l’arrière, des groupes d’hommes se tiennent debout sur les plateaux, ou assis sur les ridelles. Ils sont vêtus de tee-shirts orange vif, offerts par le candidat qu’ils soutiennent. Ils ont le visage fier et le maintien décidé. Cinq jours plus tard auront lieu des élections générales. Sur des panneaux d’affichage, les candidats sourient largement, tournés vers l’avenir, ou regardent l’électeur droit dans les yeux, signe de franchise. Une candidate maquillée comme une tenancière de maison close s’offre au Guatemala. Un trio de postulants à la députation promet du travail et de la sécurité : des temps meilleurs viendront pour tous. Une affiche proclame 100 % Guate, mais il s’agit d’une marque de bières. Je pense aux élections présidentielles en France, dans sept ou huit mois. Le PS peut-il gagner ? Bien sûr ! Le socialisme n’est-il pas une grande machine qui fabrique une clientèle qui vote socialiste, qui produit des pauvres que l'on persuade de devenir moins pauvres en votant socialiste, qui manufacture des crétins qui dûment catéchisés votent socialistes, et enfin en important des bulletins de vote… Je finis par me demander si les communistes, avec leurs mains tachées du sang d’innombrables victimes, ne m’écœurent pas moins que la vomissure gauchiste…

Le minibus s’arrête près d’un groupe de maisons étagées au flanc d’une élévation de terrain. Avec l’ouverture de la porte coulissante entre l’odeur du maïs bouilli. Plusieurs personnes montent. Je me tors le cou pour regarder vers l’arrière. Nous devons être plus de vingt passagers. Quelqu’un s’assied sur ma banquette, et l’aveugle se serre contre moi. Il chantonne, ou récite quelque chose, de façon presque inaudible. Toutes les fenêtres sont ouvertes. Quand on roule, il fait bon.

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